Couverture pour Cahiers de Douai

Rimbaud, Cahiers de Douai.
« Le châtiment de Tartufe »
Explication linéaire




L’étude porte sur le poème entier



Tisonnant, tisonnant son cœur amoureux sous
Sa chaste robe noire, heureux, la main gantée,
Un jour qu’il s’en allait, effroyablement doux,
Jaune, bavant la foi de sa bouche édentée,

Un jour qu’il s’en allait, « Oremus, » — un Méchant
Le prit rudement par son oreille benoîte
Et lui jeta des mots affreux, en arrachant
Sa chaste robe noire autour de sa peau moite !

Châtiment ! ... Ses habits étaient déboutonnés,
Et le long chapelet des péchés pardonnés
S’égrenant dans son cœur, Saint Tartufe était pâle ! …

Donc, il se confessait, priait, avec un râle !
L’homme se contenta d’emporter ses rabats...
— Peuh ! Tartufe était nu du haut jusques en bas !




Introduction



Accroche


• La mère de Rimbaud l’oblige à lire la bible. À l’école, il côtoie des séminaristes. À quinze ans, il est révolté contre la religion.
• Rimbaud écrit une nouvelle « un cœur sous une soutane ».
• Un séminariste prend pour une preuve d’amour un cadeau que lui fait une paroissienne : des chaussettes neuves et propres.
• On devine que c’est pour une toute autre raison…

Situation


• Dans « Le Châtiment de Tartufe : le personnage de Molière (un f en moins) est mis en scène dans une petite histoire.
• La chute du poème détourne une réplique de Dorine répondant à « Cachez ce sein que je ne saurai voir »
Certes je ne sais pas quelle chaleur vous monte :
Mais à convoiter, moi, je ne suis point si prompte :
Et je vous verrais nu du haut jusques en bas,
Que toute votre peau ne me tenterait pas.


• Sens implicite : la caricature met à nu les jeux avec les apparences.
• Présence du poète qui fait preuve d’ironie.
• Dimension politique : le châtiment de Tartufe vise Napoléon III.
• Généralisation de l’allégorie : tous les hypocrites craignent la littérature engagée, qui a autant de force qu’une confession.

Problématique


Comment, par la mise en scène de ce personnage caricatural, le jeune Rimbaud fait un poème satirique qui dénonce toutes les formes d’hypocrisie ?

Mouvements pour un commentaire linéaire


• Ce poème est un petit récit, dont on peut suivre le schéma narratif.
1) D’abord, une situation initiale, qui décrit le personnage principal, de manière à en faire une caricature.
2) Ensuite, un élément perturbateur, le Tartufe est attaqué par un Méchant, qui le met à nu.
3) Enfin, le dénouement donne à ce dénuement un sens plus profond qu’il n’y paraît.

Axes de lecture pour un commentaire composé


I. Un sonnet qui dénonce l’hypocrisie
1) Un récit scénarisé
2) Une caricature féroce
3) Des jeux de dissimulation
II. Une satire généralisée
1) Une critique de l'Église
2) Une satire politique
3) Une hypocrisie universelle
III. Le pouvoir de la littérature engagée
1) Rivaliser avec le théâtre
2) Un poète ironique
3) Le pouvoir de la littérature



Premier mouvement :
La caricature d’un faux dévot




Tisonnant, tisonnant son cœur amoureux sous
Sa chaste robe noire, heureux, la main gantée,
Un jour qu’il s’en allait, effroyablement doux,
Jaune, bavant la foi de sa bouche édentée,



Mise en place de l’intrigue


• Plusieurs CC de manière, et de temps, se succèdent, et créent un effet de suspens.
• L’action ne viendra qu’au deuxième vers du deuxième quatrain : un méchant « le prit rudement ».
• L’imparfait signale des actions de second plan.
• L’adverbe « effroyablement » est long (5 syllabes).

Une allégorie de l’hypocrisie


• Oxymore (association d’idées contradictoires) « Effroyablement doux » cette douceur est en fait un danger effroyable.
• La main est doublement cachée par la soutane et par le gant, suggérant une activité soigneusement dissimulée.

Un jeu de dissimulation


• Enjambement « sous // sa chaste robe » allonge la phrase et rend le geste plus éloquent.
• La préposition « sous » est donc mise à la rime.
• Rime signifiante avec le mot « doux » : cette douceur est un masque. Travestissement propre à la comédie.

Anticléricalisme


• Dimension diabolique du tison qui entretient un feu coupable.
• Couleurs : tison rougeoyant, soutane « noire », visage « jaune ».
• L’adjectif « jaune » suggère une maladie du foie.
• Jeu de mot suggéré sur l’homophonie « le foie » / « la foi ».
• Tartuffe est en fait rendu malade par sa foi.

Une passion cachée


• « Tisonnant, tisonnant » commence par une répétition, d’un verbe qui exprime déjà une répétition (suffixe -onner).
• Le participe présent insiste sur la durée de l’action.
• Métaphore : raviver la braise d’un feu qui s’éteint.
• Ce personnage entretient des passions coupables : dans la pièce de Molière, son amour pour Elvire.

Interprétations sexuelles


• La robe noire est « chaste » justement parce qu’elle cache une activité qui n’a rien de chaste (masturbation).
• Le tisonnier est un symbole phallique.
• Le « cœur » et « la bouche édentée » seraient en fait la même partie du corps. Confusion entre ce qui est élevé et bas.
• Le fait de perdre ses dents est à l‘époque associé à la prise de mercure que l’on prescrit contre la syphilis (à tort).

Un sens universel


• La « main gantée » est une synecdoque : la partie pour le tout. Le gant cache donc plus qu’une main, mais toute son activité.
• Le personnage est représenté par des possessifs : « son cœur amoureux … sa chaste robe … sa bouche édentée ».
• Le verbe « baver » a aussi le sens d’un verbe de parole
• Métaphore de la bave : il se dissimule derrière des mots qui n’ont pas de valeur.





Deuxième mouvement :
L’hypocrisie est dénoncée par la littérature




Un jour qu’il s’en allait, « Oremus, » — un Méchant
Le prit rudement par son oreille benoîte
Et lui jeta des mots affreux, en arrachant
Sa chaste robe noire autour de sa peau moite !



Un personnage qui se justifie


• Ce verbe « aller » n’est pas un verbe d’action : que va-t-il faire ?
• L’adverbe « en » ne précise justement pas « où » il se rend.
• Justification toute trouvée « Oremus » (= prions). Cela prouve bien qu’il cache en fait d’autres activités.
• Discours direct « Oremus » on entend la voix suave de Tartufe. Cela participe à une dimension théâtrale.

Véritable mise en scène théâtrale


• Reprise du CCT « un jour qu’il s’en allait » prolonge le suspense.
• L’imparfait laisse place au passé simple « le prit … lui jeta ».
• Le tiret long marque un moment de basculement.
• La coupe est irrégulière : « Le prit rudement » 5 syllabes puis 7 syllabes « par son oreille benoite ».
• L’enjambement « arrachant // sa chaste robe » illustre le geste.
• Les allitérations en R soulignent cette action.

Ironie du point de vue


• Pour Tartufe, il s’agit bien d’un « Méchant ».
• Son oreille « benoite » ancien mot pour dire « bénite ».
• L’adjectif « benoit » signifie bienheureux : cela rappelle l’adjectif du premier quatrain « heureux ».

Qui donc fustige ainsi l’hypocrisie ?


• Le « Méchant » avec une majuscule, est une allégorie.
• Représenter celui qui dénonce l’hypocrisie et la met à nu.
• D’abord Molière qui partage le M majuscule, qui met à nu les stratégies de l’hypocrisie dans sa pièce de théâtre.
• Ensuite, Victor Hugo, qui dénonce les hypocrisies de Napoléon III dans « Les Châtiments » (mot du titre du poème)

La littérature engagée


• Métaphore « prendre par l’oreille » (punir un enfant) est une image pour désigner un discours cinglant.
• La comédie doit corriger les mœurs « castigat ridendo mores ».
• Deuxième métaphore : les « mots affreux » sont « jetés » comme des armes de jet.
• L’article indéfini « des mots » garde un sens large.
• On s’éloigne de la comédie car le discours est narrativisé « jeter des mots affreux » le discours n’est pas rapporté, mais seulement évoqué par le verbe de parole.

Une satire politique


• Dans les caricatures de l’époque, Napoléon III est souvent décrit comme un personnage placide à la peau moite.
• Inspiration des « Châtiments » de Victor Hugo :
Un belluaire vint, le saisit dans ses bras,
Déchira cette peau comme on déchire un linge,
Mit à nu ce vainqueur, et dit : Tu n’es qu’un singe !

Victor Hugo, Les Châtiments, « Fable ou histoire », 1853.

Les mots mettent à nu


• Les deux actions sont coordonnées « le prit … et lui jeta »
• Le gérondif « en arrachant » exprime la simultanéité.
• Le v.8 est parfaitement équilibré : deux hémistiches qui montrent l’évolution de la situation. Il est habillé puis dénudé.
• Deux expressions en parallèle avec les deux possessifs et la même sonorité en OI : « sa robe noire » / « sa peau moite ».

Une dénonciation de toutes les hypocrisies


• L’expression du deuxième vers « chaste robe noire » est reprise mot pour mot. C’est exactement ce symbole de dissimulation qui est décrit par la littérature engagée.
• L’adverbe « autour » renforce la métaphore ce n’est pas un simple voile (posé sur) mais bien un habit enveloppant.
• L’exclamation exprime le jugement du poète metteur en scène.




Troisième mouvement :
Un dénuement qui a un sens profond




Châtiment ! ... Ses habits étaient déboutonnés,
Et le long chapelet des péchés pardonnés
S’égrenant dans son cœur, Saint Tartufe était pâle ! …

Donc, il se confessait, priait, avec un râle !
L’homme se contenta d’emporter ses rabats...
— Peuh ! Tartufe était nu du haut jusques en bas !


Références aux Châtiments de Hugo


• Le mot « Châtiment » en tête de vers, rappelle le titre du recueil de Victor Hugo contre Napoléon III.
• Le point d’exclamation, et les points de suspension laissent même un temps au lecteur pour se remémorer cette œuvre.
• La référence aux « boutons » se trouve même chez Hugo :
Et maintenant la foule accourt, et te bafoue.
Toi, tandis qu'au poteau le châtiment te cloue,
Que le carcan te force à lever le menton,
Tandis que, de ta veste arrachant le bouton,
L'histoire à mes côtés met à nu ton épaule,
Tu dis : je ne sens rien ! et tu nous railles, drôle !

Victor Hugo, Les Châtiments, « L’homme a ri », 1853.

Autres références politiques


• On peut lire en acrostiche « Jules César » (on prend la première lettre des vers 4 à 11 puis les initiales de la signature « Arthur Rimbaud ».
• Dans « Rages de Césars » Rimbaud décrit Napoléon III « l’homme pâle » revient 2 fois, en « habit noir », etc.
• La défaite de Tartufe est donc aussi la défaite de Napoléon III.
• Garder les deux lectures en tête pendant l’analyse qui suit.

Un dénuement qui est aussi un dénouement


• Évolution des verbes. Le verbe « aller » puis les verbes d’action « prendre … jeter … arracher » laissent place au verbe « être ».
• On accède enfin à l’être, ce qui se trouve sous les apparences.
• Le verbe d’état revient trois fois « étaient déboutonnés … était pâle … était nu ». Une nudité de plus en plus évidente.
• Le lien logique de conséquence « Donc » puis le tiret long marquent l’évolution du passage.

Insistance sur le dénuement


• Le possessif « ses habits noirs » au pluriel laisse place à un possessif au singulier « son cœur ».
• L’adjectif « déboutonné » rappelle l’action de « tisonner » mais cette fois avec le préfixe qui dé- qui inverse l’action.
• Les « boutons » du costume, défaits un par un, préparent l’action d’égrener le chapelet, grains qui représentent les péchés.

Une confession forcée


• Le chapelet fait pour la prière, égraine au contraire des péchés.
• Voilà pourquoi le verbe « se confesser » est aussitôt repris par le verbe « prier ». Il prie pour qu’on le pardonne.
• Le poète insiste sur le grand nombre des péchés de Tartufe, avec l’adjectif « long » et l’allitération en L « le long chapelet ».
• La voix pronominale « s’égrenant » laisse entendre que c’est une action involontaire, la confession s’impose à Tartufe.
• Le CC d’accompagnement « avec un râle » révèle à quel point ces confessions sont arrachées.

Ironie du narrateur


• Les « péchés pardonnés » sont en fait des péchés que Tartufe s’était pardonnés à lui-même en les dissimulant.
• La canonisation soudaine « Saint Tartufe » est devenue un véritable oxymore maintenant que l’on connaît le personnage.

Une vengeance complète


• On revient au passé simple à la fin « l’homme se contenta », c’est une action minimum, la littérature suffit à punir.
• Les « rabats » d’un costume ecclesiastique sont justement les seules parties qui ne sont pas noires. Symboliquement, on lui enlève sa fausse dévotion.
• Une simple interjection suffit à décrédibiliser complètement le personnage « peuh ! »
• Ce « châtiment » au singulier est le destin de l’empereur, qui a donné raison aux « Châtiments » au pluriel de Hugo.

La poésie rivalise avec le théâtre


• Alors que le tiret long semble annoncer une réplique au discours direct, comme au théâtre, c’est en fait un discours indirect (reformulé).
• Rimbaud fait une allusion au théâtre, mais il s’approprie le discours de Molière pour le transformer.
• La point du sonnet reprend la réplique de Dorine :
DORINE. —
Certes, je ne sais pas quelle chaleur vous monte :
Mais à convoiter, moi, je ne suis pas si prompte ;
Et je vous verrais nu du haut jusques en bas,
Que toute votre peau ne me tenterait pas.


Conclusion



Bilan



Avec ce sonnet, Rimbaud dénonce l’hypocrisie avec efficacité. C’est un petit récit, presque une fable, qui ridiculise le faux dévot avec les procédés de la caricature. Le dénuement met fin aux dissimulations.

Derrière ce personnage de Tartufe, ce sont tous les hypocrites qui sont visés. Rimbaud dénonce les hypocrisies de l’Église, mais aussi du régime impérial.

Le jeune poète est inspiré par d’autres figures littéraires : Molière, Victor Hugo, mais il veut développer son propre style, une ironie mordante, un symbolisme qui n’épargne personne.

Ouverture



• Mise à nu, rejet des conventions… Le zutisme de Rimbaud se retrouve dans l’interjection finale « peuh ! »
• État d’esprit contestataire repris par le mouvement Dada.
Peler son église de tout accessoire inutile et lourd ; cracher comme une cascade lumineuse la pensée désobligeante : DADA.
Hugo Ball, Manifeste du dadaïsme, 1916.



Johannes Theodor Baargeld, Typical Vertical Mess as Depiction of the Dada Baargeld, 1920 (2).

⇨ 💼 « Le Châtiment de Tartufe » (extrait étudié mis en page au format A4 PDF)